La réalité ne tient jamais le coup face aux souvenirs d’enfance.
Bienvenue dans l’ultime épisode de cette deuxième partie de Moloch, un thriller de Laurent Queyssi où complot, jeu vidéo et musique s’entrechoquent.
«
Tu m’as souvent parlé de ta mère, mais jamais de ton père.
— Parce qu’il n’y avait rien à en dire. C’était un connard. » Leïla serre les dents un instant et se tourne vers sa fille, assise sur le siège passager. « Tu as eu de la chance d’en avoir un comme le tien.
— Et les types que nous allons rencontrer étaient tous les deux des amis d’enfance ?
— L’un d’entre eux, oui. Et encore, pas un ami proche. Il a développé une sorte de fixette, quelques années après mon départ. Une obsession qui me dépasse.
— Et l’autre ?
— Une vague connaissance. Mais qui a changé ma vie. »
Tanit n’en demande pas plus. Elle saura tout bientôt. Elle se tourne vers la vitre de la voiture et observe la verdure sur les montagnes ensoleillées de juin. Elles viennent de quitter Quillan.
« Je n’ai jamais tout raconté sur mon enfance, avoue Leïla. Mais tu en sais plus que quiconque. Et sache surtout que je n’ai jamais voulu te mettre en danger ni t’obliger à faire quelque chose que tu ne voulais pas, Tanit.
— Je sais. Tu ne m’obliges à rien. Je suis là, c’est tout. Depuis le début. Avant, même. »
Leïla considère sa fille une seconde, avec cet effarement qui revient de temps en temps lorsque Tanit la surprend encore plus que d’habitude. Puis elle reporte les yeux sur la route.
« Putain, mais si on croise quelqu’un, comment on fait ? » demande Philippe Mounier tandis qu’ils s’engagent sur une voie à peine assez large pour leur véhicule.
« On recule. En même temps, vu le bled où Leïla nous a donné rendez-vous, il y a peu de chance de voir débouler une bagnole en face. Quirbajou compte une quarantaine d’habitants.
— L’endroit parfait pour un traquenard. Un village minuscule, sans témoin.
— Elle veut sans doute être tranquille. Pas de caméra de sécurité. »
Depuis deux heures, Mounier assène ses angoisses à un Samuel que la conduite associée au monologue incessant de son passager ont mis K.-O. Debout. Enfin, assis. À un moment, un peu avant Lavelanet, un panneau indiquant Montségur a déclenché une histoire bien renseignée, mais néanmoins paranoïaque, sur les Cathares, leur vie, leur honneur, leurs secrets, leurs mystères et leur fin. Il a même ajouté un post-scriptum d’un quart d’heure uniquement consacré à l’architecture du château.
Pour résumer : Samuel n’en peut plus. Mounier prend sans doute ses antipsychotiques – il ne semble pas entendre de voix – mais le voyage l’angoisse au plus haut point.
Heureusement, ils sont bientôt arrivés.
La place du village de Quirbajou, n’en est pas vraiment une. Il s’agit d’un simple carrefour de quatre voies face à l’entrée de l’église baroque, une bâtisse surmontée de deux cloches qui ne dépareillerait pas dans une mission mexicaine de westerns spaghettis. Ok Corral dans l’Aude.
Samuel gare sa voiture de location devant une maison en pierre et descend du véhicule. Philippe Mounier ne l’imite qu’une dizaine de longues secondes plus tard. Une fois debout, il passe son sac à dos sur une épaule.
De l’autre côté de la voie, un minuscule espace vert – trois mètres sur dix – accueille la sempiternelle plaquette d’information posée là par l’office du tourisme et deux bancs installés face à face sous un petit arbre fruitier. Un panneau en bois clair annonce, en catimini : Place de l’église. Sur un lampadaire début de siècle (XXe) est accroché un panneau indiquant un cul-de-sac. Le bout de la piste.
Une femme brune aux cheveux longs, de dos, observe la plaquette d’observation. Un peu plus loin, une adolescente assise sur un des bancs est plongée dans un livre électronique.
Samuel s’avance lentement. Mounier reste près de la voiture.
Arrivé devant le plan de la région en plastique, près de la femme de dos, Samuel n’ose pas tourner les yeux vers elle.
« Vous êtes à l’heure, dit-elle en regardant sa montre. Tu n’as pas eu trop de problèmes pour le faire venir ici ?
Cette voix. Il l’avait oubliée. Et il n’y avait jamais trop pensé. Quand il s’imaginait Leïla, c’était son visage qui revenait, ce visage juvénile qui ne cadrait sans doute plus depuis longtemps avec celle qu’elle était devenue.
— Il est vraiment malade, tu sais, dit-il
— Je sais. Il l’a toujours été. »
Samuel ose enfin pivoter la tête vers son interlocutrice.
Et il la retrouve. C’est bien elle. Avec beaucoup de choses en plus – rides, fatigue, lunettes, années – et en moins, notamment ce regard de proie traquée qu’elle avait autrefois et dont l’absence, par contraste, lui saute aux yeux.
Leïla. Samuel entendrait presque une pelletée de terre frapper le cercueil en bois de sa jeunesse perdue.
Il ne sait pas quoi faire. Recule même légèrement comme si elle projetait un champ de force qui le repoussait. Kitty Pryde. Spécial Strange. Des mots ou des images lui reviennent ainsi, connexions neuronales inattendues. Elle fait tout ressurgir, même si ce n’est pas elle. Si ce n’est plus elle.
Il ne la prendra pas dans ses bras. Elle ne lui serrera pas la main. Elle esquisse un sourire où il veut lire un peu de remords et peut-être une amorce d’excuse. Il rêve sans doute.
« Drôle d’endroit », bredouille-t-il enfin.
Putain. Il était à deux doigts d’évoquer la météo.
« Un ami qui avait des ancêtres ici m’en a parlé un jour.
— Tu as encore des amis ? dit Samuel avec un peu plus de bile qu’il ne l’aurait souhaité.
— Ça va peut-être t’étonner, mais j’en ai toujours eu.
— Tu ne les a pas tous abandonnés ? Chez nous ? À Strasbourg ?
— J’ai fait ce que je devais faire pour survivre », affirme-t-elle, voix égale et regard d’acier. « Je ne regrette rien. »
Samuel esquisse un mouvement oculaire puis s’interrompt. Non, il n’a pas à baisser les yeux devant elle.
« Tu crois qu’il va venir ? » demande Leïla en désignant Philippe Mounier, resté collé à la voiture de l’autre côté de la rue.
Comme s’il attendait un signal enfin arrivé, Mounier fait deux pas vers Samuel et Leïla.
« Pourquoi tiens-tu tant à le voir ?
— Allons. Ne sois pas jaloux. Tu vas comprendre. »
Mounier ôte son sac de son épaule et, dans un geste fluide, plonge une main à l’intérieur avant de le laisser tomber au sol. Un pistolet apparaît dans la paume qu’il lève vers Leïla.
« Hé ! Hoo ! Philippe… » Samuel lève les deux bras dans sa direction. Près de lui, son amie d’enfance n’esquisse pas le moindre geste.
Philippe Mounier avance encore d’un mètre, en sueur. L’arme tremble.
« Ne déconne pas, Philippe. Tu le regretterais.
— Tu n’as pas envie d’écouter ce que j’ai à te dire ? demande Leïla.
— Je sais déjà ce que tu vas me dire, lance Mounier. J’ai déjà tout compris.
— Compris ? Comment aurais-tu pu comprendre quoi que ce soit ? Depuis ce soir-là, à la gare, tu n’as pas été foutu de retrouver ma trace…
— On m’a tout d-d-dit, bafouille-t-il. Je ne sais pas exactement comment, mais je sais que tu veux détruire l’humanité. Ou au moins, l’abandonner à son sort. »
La jeune fille sur le banc secoue lentement la tête et pose avec douceur sa liseuse ; pas plus pressée ou angoissée que si l’on venait de l’appeler pour le thé. Elle se lève et traverse la voie, venant se placer entre sa mère et l’homme qui la menace.
« Hé, fais attention ! » lance Samuel.
Leïla le calme d’une main sur l’épaule.
La jeune fille s’avance.
« Arrête ! crie Mounier. Je vais tirer.
— Non, dit l’adolescente. Tu ne tireras pas. »
Elle arrive à sa hauteur et lève un bras vers le pistolet. Mounier la regarde, incrédule et baisse son arme, guidé par sa paume.
Samuel pousse un soupir ébahi. La fille s’approche encore de Philippe et lui dit quelques mots à l’oreille.
L’instant s’éternise. Elle parle. Mounier écoute, les yeux mi-clos.
Lorsqu’elle s’écarte, il la considère d’un air qui pourrait être d’une tristesse absolue, ou d’une joie incommensurable, difficile à dire. Puis il range son arme dans son sac et la suit jusqu’à Leïla et Samuel.
« Voici ma fille, Tanit. »
L’adolescente tend une main qu’un Samuel abasourdi serre sans quitter son visage des yeux. Sa jeunesse perdue se la joue « retour des morts-vivants ». Voilà la Leïla qu’il se rappelle. Sans doute un peu différente, mais ses souvenirs lui laissent une marge d’imprécision qui comble la divergence entre la réalité et le passé.
« Philippe, dit Leïla. Merci d’être venu. »
Mounier ne répond pas. Hypnotisé.
« Et merci de l’avoir convaincu, Samuel. Sans toi, tout aurait été plus difficile.
— Tu as une fille ?! s’étonne son ami d’enfance.
— Oui. C’est étonnant ?
— Non… enfin, je ne sais pas. Je ne m’y attendais pas. Elle te ressemble tellement. C’est… »
Il ne finit pas sa phrase.
« Est-ce que… Est-ce qu’on pourrait aller s’asseoir ? demande Philippe Mounier en désignant les deux bancs à quelques mètres. J’ai les jambes qui flageolent. »
D’un geste, Leïla l’invite à aller s’installer et bientôt tous les quatre se retrouvent face à face, Tanit et sa mère d’un côté, les hommes de l’autre.
« C’est étrange de vous voir ainsi, toutes les deux », explique Samuel en tirant, maladroit, une cigarette d’un paquet souple de Camel. Puis, s’adressant à Tanit : « Tu ressembles tellement à mon amie d’enfance.
— Allons, Samuel. Es-tu sûr que nous étions vraiment amis ? J’étais très proche de Delphine, c’est vrai et même davantage de ton frère que de toi. Pourquoi t’es-tu acharné ainsi ? Quel vide cherchais-tu à combler en me traquant ?
— Je ne t’ai pas traquée…
— Oh, s’il te plaît, pas de mensonges aussi tôt dans la discussion. Tu n’as jamais été en mesure de me retrouver, mais on dirait que tu y as voué ta vie. Et j’ai du mal à me l’expliquer. Tu n’étais même pas amoureux de moi, à l’époque.
— Non », avoue Samuel. Il allume sa cigarette.
« J’ai beaucoup moins de mal à comprendre que Philippe tienne tant à me retrouver. Après tout, d’une certaine manière, nous étions plus proches, lui et moi, que nous l’étions tous les deux, Samuel. »
Il souffle la fumée trop vite et manque de s’étouffer.
« C’est aussi à cause de Moloch que je suis partie, explique Leïla en regardant Mounier. Ses parents m’ont aidée, certes, mais le déclic c’est le jeu qui me l’a donné.
— Le jeu ? s’étrangle Samuel. Scipio ? Et Moloch… C’est… C’est… » Il se tourne vers Philippe.
— C’est moi qui ai conçu Scipio, en effet, dit Mounier. Il y a bien longtemps, maintenant. Je me demande encore comment j’en ai été capable. »
Tanit échange un bref regard surpris avec sa mère.
« C’est pour ça que nous sommes ici, dit Leïla. J’ai besoin de toi, Philippe.
— Ta fille me l’a expliqué, mais je ne sais pas si j’en serai capable.
— Attendez, attendez, de quoi parlez-vous ? demande Samuel. Ça fait cinq minutes et je suis déjà perdu.
— Tu n’as jamais beaucoup avancé dans Scipio, n’est-ce pas, Samuel ? » dit Leïla.
Non de la tête.
« Tu ne sais donc pas, reprend-elle, à quel point ce jeu était révolutionnaire. Il a changé ma vision du monde. Littéralement.
— Le jour de ta disparition, le jour où tu as fait un malaise devant la borne d’arcade… » Samuel a songé à voix haute.
« Dans les années 90, dit Leïla, j’ai participé à la création d’une grande entreprise qui cherchait à sauver l’humanité. Le projet Croatoan…
— Putain, l’interrompt Mounier. Alors, tu te fais appeler Hélène…
— Desportes, oui, confirma-t-elle.
— J’ai dû lire des milliards d’articles et de pages de forums complotistes sur Croatoan, explique Philippe. Hélène Desportes est longtemps restée une figure mystérieuse. Il n’existait pas d’interview d’elle. Pas de photos. Un bel exploit, à l’ère d’Internet.
— Il doit bien traîner un ou deux entretiens dans un journal étudiant de Berkeley ou une obscure revue de sciences. Mais qui datent d’avant le lancement du projet.
— Certains pensaient que Croatoan n’existait pas vraiment », reprend Philippe Mounier, plus enthousiaste qu’il ne l’a été depuis des jours. « D’autres qu’il cachait quelque chose de pire encore. Moi, j’y ai toujours cru. On m’en avait parlé.
— “On”, hein ? dit Leïla avec un sourire entendu. Tu avais des informateurs ?
— C’est un peu plus compliqué que ça, tempère Mounier.
— Bon, mais c’était quoi, alors, ce projet Croatoan ? demande Samuel en écrasant sa cigarette sous son talon.
— Pour simplifier, explique Leïla, il s’agissait de reprendre le boulot que la NASA avait cessé de faire après la fin de l’exploration lunaire. Nous savons qu’à plus ou moins long terme, la planète est condamnée. Nous le savions, en tout cas. Et nous voulions quitter ce rocher. Permettre à l’humanité d’aller vivre ailleurs. »
Philippe hoche la tête comme si ce discours confirmait ses soupçons les plus intimes et une vingtaine d’années de recherches obsessionnelles. Elle poursuit :
« Nous avons rassemblé une équipe de scientifiques de pointe et relancé la conquête spatiale. Avec succès, d’abord. Nous avons effectué des lancements de satellites, nous préparions des équipes à de longs séjours dans l’espace. Puis un jour, le projet a changé de cap. Ce qui était l’idée principale est peu à peu devenu le plan de secours. J’ai entrevu un moyen de ne pas abandonner la planète. »
Leïla reprend son souffle et regarde sa fille.
« Il y a tout un pan de mes recherches qui n’a jamais été très scientifique. Disons plutôt qu’il s’agissait d’exploration instinctive et personnelle. Depuis ma première partie victorieuse de Scipio à ce que j’ai entrevu ensuite, tout a changé en moi.
— Excuse-moi, mais qu’est-ce qu’il avait de si spécial, ce jeu ? demande Samuel.
— Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question, mais pour te répondre simplement, disons qu’il m’a permis d’avoir un aperçu de ce qui se cachait derrière la trame de l’univers. »
Elle laisse ses mots résonner avant de reprendre :
« C’est sans doute impossible à expliquer à quelqu’un qui ne l’a pas vécu, mais j’ai entrevu l’envers du décor, si tu veux. Et je n’ai toujours pas réussi à comprendre comment ce jeu à réussir à avoir un tel effet sur moi. Par la suite, j’ai réitéré plusieurs fois l’expérience et je me suis longuement interrogée à ce propos. C’est un peu la quête de ma vie, si tu veux. Trouver ce qui est caché.
— Tu as fait exactement la même chose que moi, tout ce temps, dit Samuel. Chercher.
— Oui, sans doute, dit Leïla. Mais pas à la même échelle. Et j’ai fini par me dire que si tout le monde avait la même vision du monde que moi, nous pourrions sans doute échapper à une diaspora spatiale. Et j’ai alors entrepris de créer un jeu. Vous en avez sans doute entendu parler.
— Ééa, intervient Tanit. Je sais que maman n’aime pas que je le dise, mais c’est un vrai chef d’œuvre. Un jeu en réalité virtuelle complètement immersif qui fonctionnait grâce à son propre réseau soutenu par les satellites du projet Croatoan.
— Je voulais retrouver le même effet qu’avec Scipio en créant Ééa, explique Leïla. Mais je n’y suis jamais parvenue.
— C’est super abstrait, là, dit Samuel. Tu comprends, toi, Philippe ?
— Je crois, oui.
— Moi je ne suis pas. En quoi changer la vision du monde qu’a la population pourrait tout modifier et empêcher la catastrophe planétaire qui est en train de nous tomber sur la gueule ?
— Il ne s’agit pas uniquement de vision, dit Leïla. Là encore, je ne sais pas comment te l’expliquer, mais les épisodes que j’ai eus m’ont dévoilé une vérité que certains connaissent déjà, mais qui pourrait avoir des conséquences considérables si elle était plus répandue. Notre univers, l’endroit où nous vivons est peut-être une simulation ou une création d’autres créatures, je n’en sais vraiment rien. Mais ce que je sais, en revanche, c’est que, quelle que soit sa nature, il est manipulable. On peut le modifier, agir sur lui. »
Très sérieuse, Leïla fixe alternativement Samuel et Philippe.
« Ainsi, théoriquement, il serait possible de lutter contre le réchauffement climatique, pour commencer, puis d’améliorer peu à peu le lieu de vie de l’humanité. L’adapter à nous, sauver d’autres espèces, en faire enfin un véritable Éden.
— Manipulable ? s’étonne Mounier. Concrètement, ça veut dire quoi ? »
Leïla se tourne vers sa fille qui se lève et va cueillir une pomme rouge sur l’arbre à l’ombre duquel ils sont assis.
Tanit la pose dans sa main et ferme les yeux un instant. Un seul instant. Puis la seconde d’après, le fruit se met à décoller de sa paume, comme tiré par un fil invisible. Il plane ainsi un moment.
Samuel et Philippe se retrouvent le souffle coupé. On n’entend plus un oiseau chanter. Le chien qui aboyait dans le lointain s’est tu.
Puis la peau de la pomme commence à s’arracher lentement, comme si une machine invisible avait happé le fruit pour le peler. Les épluchures tombent au sol et la reinette, désormais jaune et privée de son enveloppe rouge, continue à léviter quelques instants.
« Réflexe, » lance tout à coup l’adolescente. Le fruit fonce vers Samuel qui n’a pas le temps de l’attraper, mais seulement de l’éviter.
Tanit vient se rasseoir sans plus de fierté que si elle venait de faire ses lacets.
Face aux bouches ouvertes et aux regards éblouis des deux hommes, Leïla explique :
« Tanit est une des rares à pouvoir ainsi manipuler la matière. Et il est possible qu’elle ait acquis ce don – je n’aime pas le mot “pouvoir” – quand elle était encore dans mon ventre. Je ne sais pas très bien l’expliquer. J’arrive à faire des choses, moi aussi, mais de façon instinctive, sans vraiment les maîtriser. Mais Tanit est phénoménale. Seule et à petite échelle, cela ne lui sert pas à grand-chose. Imaginez, en revanche, si tout le monde était capable de modeler ainsi la matière de l’univers ? Si toute l’humanité prenait son destin en main et s’unissait pour se sauver elle-même ? »
Pendant trente secondes, personne ne parle. Au-delà de la sidération.
Puis Leïla rompt le silence.
« Je sais que c’est dur à appréhender. Puis ensuite à avaler. Mais j’ai essayé d’être honnête. J’ai besoin de toi, Philippe. J’ai besoin d’aide pour arriver à créer un jeu – ou autre, peu importe, même si un jeu est sans doute très adapté – mais quelque chose qui permettra au plus grand nombre d’arriver aux mêmes conclusions que moi. Il faut un déclencheur pour que ces dons, latents chez la plupart d’entre nous je pense, puissent apparaître au grand jour.
— Putain, c’est de la science-fiction, marmonne Samuel.
— Bien sûr que c’est de la science-fiction, s’emporte Leïla. Tu as, dans la poche, un morceau de plastique qui te permet de parler à n’importe qui sur terre et de regarder des films ou écouter de la musique comme tu le veux, même ici, dans le trou du cul du monde. Tu ne peux pas marcher dans une ville sans que des dizaines d’organismes, gouvernementaux ou non, suivent ton parcours au centimètre près. Bien sûr que c’est de la science-fiction. Tu croyais quoi ? Que le futur allait s’arrêter. Qu’après les IA, il n’y aurait pas les mutants ? Tu as toujours été un grand naïf, Samuel. »
Leïla baisse la tête et prend une profonde inspiration tandis que son ami d’enfance serre les mâchoires.
« Tu veux bien nous aider, Philippe ? dit Leïla. J’ai déjà tapé à toutes les portes auxquelles j’ai pu penser. Tu es le seul qui peut y parvenir. Le seul qui y est déjà parvenu.
— Je te l’ai déjà dit. Je ne sais pas si j’en suis capable. Je ne sais même plus comment j’ai fait, avec Scipio.
— Ça va revenir. Tu ne seras pas tout seul. J’ai des équipes d’experts sous la main. Tu bénéficieras d’un soutien et d’une logistique dont tu peux à peine rêver. Ce ne sera pas comme quand tu as bricolé une borne d’arcade dans le garage de tes parents.
— Tu ne voulais pas détruire l’humanité, dit-il. Tu voulais la sauver. La faire renaître. »
Leïla hoche la tête.
« Nous dépasserons la condition humaine. Nous deviendrons tous des magiciens. »
Philippe Mounier – Moloch – se tourne vers Tanit. Il n’est plus incrédule, désormais, mais la regarde comme si elle était la créature la plus merveilleuse que l’univers ait jamais enfantée.
« Je t’aiderai, moi aussi », lui dit-elle.
Alors, Moloch sourit.
Fin de la Saison 2. À suivre.