Carbone X Cannes 2019, final round. Avant de se réconcilier autour de la Palme remise à Bong Joon-ho pour Parasite (un consensus pas si consensuel, pour une fois), le festival s’est déchiré autour d’un film plus grand encore : Mektoub My Love : Intermezzo d’Abdellatif Kechiche,  déluge d’images sans précédent venues nous venger de tous les traquenards festivaliers subis ici ou ailleurs.Â
Détour également par Tarantino et Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma.
Thank God for the rainÂ
10 mai. Que Dieu soit remercié pour la pluie, venue nettoyer les trottoirs couverts d’ordures. Je travaille de l’après-midi à l’aube. Parfois même jusqu’à 8 heures du matin. C’est une longue épreuve, mais elle me maintient occupé. Tous les animaux sortent la nuit : catins, radasses, travelos, dealers, drogués, timbrés, crapules. Un jour, une vraie pluie viendra et lavera les rues de toute cette souillure« . On est le 26 mai et non le 10, mais ces mots entendus pour la première fois à Cannes il y a quarante-trois ans, pendant la projection de Taxi Driver, ont bien une petite résonance festivalière – si ce n’est qu’ici, on ne travaille pas toujours aux mêmes heures et que les divers oiseaux de nuit ont toute notre sympathie, n’en déplaise au triste puritain Travis Bickle (De Niro). Mais la pluie est bel et bien venue, durant ce festival, sous forme de petites averses discontinues, mais aussi de beaux films, pour rincer une Croisette encore tachée par un film d’ouverture flemmard et une précédente édition bien moins excitante. Autant l’avouer, ce fut un bonheur : si les précipitations sont rares à Cannes, les avalanches d’images rémanentes le sont autant. Mais, jusqu’au jeudi 23, il manquait encore une « vraie pluie », un déluge salvateur pour rincer la Croisette des inévitables débats stériles (après Netflix, faut-il lancer un mandat d’arrêt international contre Alain Delon ?), et couronner cette stimulante sélection d’un dernier miracle. Cette pluie est enfin venue et ce fut donc, comme prévu, une pluie de culs. Contrairement à celle de Taxi Driver, elle n’est pas survenue pour soulager les puritains, mais pour mettre fin à leurs imprécations contre le male gaze et tout ce qui bafouerait les nouvelles Tables de la loi pseudo-progressistes : appel libertaire à la jouissance, orgie égalitaire invitant toutes les sensibilités à faire symbiose, Mektoub My Love : Intermezzo n’a rien de rétrograde. C’est tout l’inverse : émancipé des cadres moraux et industriels, planant au-dessus des normes, Abdellatif Kechiche s’est à nouveau confirmé en pourvoyeur de jamais-vu.
Rééduquant les yeux habitués à deviner une vulgarité idiote sous les shorts trop courts, Kechiche leur fait embrasser l’opulence érotico-porno pour leur faire partager une fascination dépassant toute notion de genre.
Mektoub My Love : Canto Uno  avait déjà posé le principe d’une recherche sur le regard. Pas vraiment une suite, plutôt un intermède comme l’indique son titre, Intermezzo prolonge la symphonie avec cette même ambition : donner à voir le désir autrement, toujours au travers de la pulsion mais pour atteindre une transcendance située par-delà le bref plaisir esthétique (celui du « joli plan ») et l’excitation sexuelle (suscité par les courbes, la peau, les muscles, et donc les fesses). On passe bien par ces émotions-là : tout en veillant à composer sa longue intro balnéaire et rohmerienne en peintre rigoureux, Kechiche amorce une montée de tension érotique appelée à culminer dans une scène dont on parlait déjà depuis quelques jours – treize minutes de sexe oral dans les chiottes, hallucinant point d’orgue aux confins du porno. Mais d’abord, il y aura donc l’installation de cette nuit de fête somme toute ordinaire mais en vérité monstrueuse, entièrement déroulée dans cette discothèque pourrave (style boite de camping), changée peu à peu en colossale nébuleuse d’envies, en royaume interdit de l’amour. Investissant cette modeste scénographie, Kechiche rend possible le film que Gaspar Noé et Lars Von Trier ont toujours cherché à tourner : une expérience ophtalmique pensée pour happer un spectateur privé de repères temporels et jeté de force au creux des festivités électriques, assailli par les danses lascives, les contre-plongées outrageuses, le twerk chamanique.

Mektoub My Love : Intermezzo (D.R.)
Mais si son attention est maintenue en otage, c’est donc pour l’emmener vers cet au-delà du regard. C’est-à -dire vers cet instant figé, sorte d’anti-chambre de l’épiphanie (ou de l’évanouissement pur et simple) dans laquelle un cul généreux n’apparait plus seulement comme fruit promis à la consommation, mais comme « promesse de bonheur » stendhalienne et extra-charnelle, ou comme témoignage innocent de l’existence du beau. Rééduquant les yeux habitués à deviner une vulgarité idiote sous les shorts trop courts, Kechiche leur fait embrasser l’opulence érotico-porno pour leur faire partager une fascination dépassant toute notion de genre. Ce désir rééducateur est annoncé partout, depuis l’exergue pré-générique, jusque dans les dialogues (belles scènes de commentaire des formes féminines et masculines par Hafsia Herzi et sa comparse, prouvant que les femmes s’approprient comme les hommes le spectacle des croupes), en passant par les gros plans sur le visage scrutateur d’Amin. Et pourtant, il en reste pour brandir le poing contre un male gaze « hétérobeauf » – sans doute un pléonasme sous la plume de ces puritains – qui annihilerait la beauté d’Intermezzo. Kechiche se fout probablement du terme « male gaze« , mais se trouve plus que jamais conscient de la prédominance, dans l’espace public, des manières masculines de regarder les rotondités ; celle qui consiste à s’offusquer qu’on les filme, d’ailleurs, est soumise au masculin dans la mesure où elle réduit la présence des corps à une expression de lubricité (raccourci patriarcal largement répandu par les religions). Mais apprendre à voir différemment, c’est aussi se rendre compte que ces rotondités sont remarquables et en même temps pas, disproportionnées et gracieuses à la fois, voire par moment pas plus étonnantes qu’un coude ou un auriculaire – le génie du film est de faire traverser plusieurs états contemplatifs, si bien qu’on regarde parfois les culs avec la nonchalance blasée d’un(e) employé(e) de strip-club, avant de s’émouvoir de plus belle et de ressauter à pieds joints dans la fête.
Once Upon a Time…in Hollywood est de très loin l’objet le plus complexe de la compétition, celui qui entête et continue de vivre dans les esprits confus et les bavardages désaccordés.
Parce que les prédécesseurs (les susmentionnés Noé et Von Trier, par exemple) n’ont jamais poussé si loin l’apprentissage du regard, ni aussi bien crypté les frontières entre pornographie et cinéma traditionnel, Kechiche touche bel et bien à une esthétique « autre », fondée sur une distorsion temporelle qu’on ne peut guère s’autoriser que dans une recherche de monteur au long cours. Aussi, la version présentée évoque une copie de travail, mais comment imaginer une telle expérience en dehors d’un contexte festivalier, sous une autre forme qu’intermédiaire ? Peu importe l’avenir, au fond : Intermezzo, on le répète, a fait l’effet d’une pluie, annonçant aux yeux aveugles qu’ils sont appelés un jour à perdre la guerre intentée aux images qu’ils ne savent pas voir. Mais pour l’heure, contentons-nous de leur adresser la réplique cinglante de Tarantino face à une journaliste qui lui reprochait, en conférence de presse, de ne pas assez faire parler le personnage de Margot Robbie dans Once Upon A Time in Hollywood : « well, I just reject your hypothesis« .Â

Once Upon a Time...in Hollywood (Sony Pictures Entertainment)
The Tarentino Experience
Tarantino qui, en ouvrant les hostilités de la deuxième mi-temps, nous laissait évidemment espérer un grand morceau de cinéma (méta)-hollywoodien à même de remettre tout le monde d’accord. La traditionnelle récré américaine de mi-parcours, en somme. On était loin du compte : Once Upon… est de très loin l’objet le plus complexe de la compétition, celui qui entête et continue de vivre dans les esprits confus et les bavardages désaccordés. Il faut dire qu’en signant son film le plus expérimental, Tarantino n’aide pas à prendre position et pour un peu, on aurait crié à la sortie de piste, à l’accident artistique ayant conduit un maître à se fourvoyer dans une prévisible révision en moumoute du meurtre de Sharon Tate. Expérimental, parce que Hollywood devient évidemment le héros triste et magnifique du film, à l’image du personnage de DiCaprio, gloire déchue et recyclée dans les marges du business, dans le western spaghetti et le petit purgatoire cathodique ; pour faire apparaître cette idée, Tarantino renonce à enfiler les pics de dramaturgie virtuose et laisse place aux stases dévitalisées d’errance hollywoodienne. Moyen de montrer les stars se croisant comme des fantômes, au beau milieu d’une sorte de grand village des Schtroumpfs solaire, un peu industriel, un peu cotonneux.Â
Sans trahir le fin mot de l’histoire, il faut dire que si une telle expérience demeure si longtemps en tête, c’est parce qu’entre les petits manèges fascinants et vains des personnages (Pitt le cascadeur à casseroles dragué par une auto-stoppeuse flower power, DiCaprio empêtré dans l’incarnation fiévreuse d’un desperado d’opérette, Robbie installée en salle pour dévisager son double de celluloïd), on devine une para-intrigue, une contre-histoire de Los Angeles et de la culture (« pop » ou « contre », peu importe le suffixe), en somme un fantasme consistant à imaginer ce qu’auraient pu être le monde et le cinéma si, un soir du 9 août 1969, quelques hippies schizoïdes mandatés par Charles Manson n’avaient pas assassiné un certain idéal en même temps que l’infortunée actrice. Devant la déferlante de violence – mi-impressionnante mi-grotesque – que lui inspire cette scène, on ne peut finalement pas soupçonner Tarantino d’être paresseux ou insincère face à ce dossier, dont on voit bien qu’il le ramène à un passé moins fantasmatique que familier, et même intime – il le dit lui-même : Once Upon… est son Roma à lui. Cette nuit sanglante lui offre l’occasion de remonter à la source de l’idée du cinéma qui a façonné son être et sa vie (et son oeuvre, mais c’est presque secondaire). C’est ce récit silencieux qui finit par donner toute sa beauté amère, étrangement piteuse, au tandem DiCaprio-Pitt – cowboys anonymes, seconds couteaux de la grande histoire, rebuts para-hollywoodiens, reliques merveilleuses d’un temps perdu que même le plus grand cinéma ne nous rendra pas.

Once Upon a Time...in Hollywood (Sony Pictures Entertainment)
C’est ce qui fait la force de Parasite : s’envoler au-dessus des guerres de clochers idéologiques (…) pour soumettre les vraies causes à tous les regards, et parler une langue foutraque, burlesque, violente mais comprise par toute la Terre.
The Director
Les deux plus beaux films de cette seconde mi-temps ont fâché certaines sentinelles morales, qui ont donc dénoncé le male gaze dans un cas, et le mépris violent des personnages féminins dans l’autre. Rien d’étonnant : ces deux films sont non seulement les plus intenses, mais aussi ceux dont le regard englobe le plus d’affects et d’idées contradictoires ; celui de Kechiche réifie la femme pour finalement la diviniser, celui de Tarantino exerce une violence dirigée contre tous (et toutes, donc) pour rendre le plus bel hommage possible à une femme. Au moment de faire les comptes, deux réussites objectives, quoique moins bouleversantes, sont revenues dans les discussions comme pour réconcilier les camps déchirés autour du Kechiche : Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma et Parasite de Bong Joon-ho (qu’il faut désormais appeler « Director Bong », à sa demande). Présenté par certains comme l’antidote préventif à Intermezzo, le premier est une construction méthodique qui atteint son objectif : renouveler le grand sujet du modèle changé en personne aimée sous le regard d’un artiste. Poser le film de Sciamma en démonstration lumineuse de grammaire » female gaze« , en opposition au vilain Kechiche, voilà qui parait d’autant plus fallacieux que les deux oeuvres partagent une obsession pour la question du regard. De quoi les rendre presque complémentaires. Et si celle de Sciamma semble bien moins importante, voire si elle apparait bancale malgré ses indéniables qualités, c’est qu’elle ne cherche pas à opérer son basculement de regards par la transmission d’émotions complexes ; au contraire, elle parait ne chercher qu’une seule manière d’aimer les personnages, visant plutôt un assèchement, une délimitation de ce qu’il convient d’admirer, d’écouter et de scruter.Â
Il n’empêche qu’on a observé les sensibilités cinéphiles a priori les moins acquises à la cause de Sciamma se prendre de passion pour ce Portrait…, tandis que « Director Bong », qui s’était montré clivant avec Okja, fait figure d’ambassadeur à même de fédérer tout le monde – au point de décrocher, donc, la timbale suprême. Ce qui est cohérent avec l’oeuvre de BJH : Parasite est une nouvelle parabole sur la lutte des classes sans cesse continuée (tombant à pic au vu de la période), une fable horrifiante et drôle qui n’oublie personne – au sens où elle brosse les misères des couches inférieures, mais surtout au sens où son humanisme ne lui fait pas oublier à quel point les classes s’entredévorent, et qu’il suffit d’un coup de théâtre pour que les dominés se transforment en bourreaux. Des coups de théâtre, il y en a plus d’un à l’intérieur du pavillon où s’installe la famille du film : la grande baraque est un clapier à bourgeois et surtout une scène de slapstick ultra-violent, peut-être inspirée par les villas du cinéma occidental (on connait les influences américaines et européennes de Director Bong). En particulier celle de Borgman, fable hollandaise où, comme dans Parasite, le lumpenprolétariat réussissait à s’inviter dans un home sweet home bourgeois, étrangement semblable à celui-ci, et à y semer pareillement une zizanie barbare. Sans surprise, Parasite est à l’image des précédents faits d’armes de Bong Joon-ho : très lisible, voire trop. Si le climax brutal redresse l’ensemble et ouvre la voie à une conclusion poignante, où se dégage l’authentique compassion de Director Bong pour ses dominés, l’accumulation de symboles et de parades d’écriture un peu lourdes vient rappeler que la finesse n’est pas (plus ?) tellement une préoccupation chez l’auteur de Memories of Murder.Â

En haut : Portrait de la jeune fille en feu (Pyramide Distribution) ; en bas : Parasite (The Jokers / Les Bookmakers)
Mais c’est probablement le lot de nombreux films fédérateurs : sacrifier un peu en subtilité ce qu’ils gagnent en puissance d’évocation universelle. D’ailleurs, face aux propositions plus bouleversantes et plus radicales de Kechiche ou de Malick, c’est bien ce qui aura fait la force, en fin de compte, de ce beau film imparfait : s’envoler au-dessus des guerres de clochers idéologiques et des vaines querelles d’Hernani canno-cannoises, pour soumettre les vraies causes à tous les regards et parler une langue foutraque, burlesque, violente mais comprise par toute la Terre. Si c’est la définition d’une Palme d’or méritée, ce n’est pas tous les ans qu’elle s’applique au film choisi. Alors, une fois n’est pas coutume, on peut rentrer à la maison sans râler, en tirant notre chapeau au jury et en jetant même un voile pudique sur le couac malencontreux ayant valu le prix de la mise en scène aux frères Dardenne.
Le palmarès
PALME D’OR
GISAENGCHUNG (Parasite)Â de BONG Joon-Ho
GRAND PRIX
ATLANTIQUEÂ de Mati DIOP
PRIX DE LA MISE EN SCÈNE
LE JEUNE AHMEDÂ de Jean-Pierre & Luc DARDENNE
RIX DU JURY EX-ÆQUO
LES MISÉRABLES de Ladj LY
BACURAU de Kleber MENDONÇA FILHO & Juliano DORNELLES
PRIX D’INTERPRÉTATION MASCULINE
Antonio BANDERAS dans DOLOR Y GLORIA de Pedro ALMODÓVAR
PRIX D’INTERPRÉTATION FÉMININE
Emily BEECHAM dans LITTLE JOE de Jessica HAUSNER
PRIX DU SCÉNARIO
Céline SCIAMMA pour PORTRAIT DE LA JEUNE FILLE EN FEU
MENTION SPÉCIALE
Elia SULEIMAN pour IT MUST BE HEAVEN