Carbone est de retour à Cannes pour trois épisodes qui vont à l’essentiel. Profitons donc de l’incontournable « ventre mou » du festival, mi-temps vaseuse et somnolente, pour faire un point sur le premier round. Et liquider les derniers zombies errant dans le secteur : place à Terrence Malick et à la vie, la vraie, même cachée entre le ciel et les monts autrichiens.
Zombies zombies
Commençons par une bonne nouvelle : ils sont partis. Qui ? Les morts-vivants, invités sur tous les écrans et toutes les lèvres au cours de cette première manche de festivités, offrant à la presse internationale des éditos clé en main sur l’habileté du cinéma à capter les vibrations de l’apocalypse, l’angoisse collapsologique et tutti quanti. Vous l’avez entendu partout : il y eût du zombie canal historique (Zombi Child de Bertrand Bonello, pas vu mais à l’évidence sous haut patronage de Jacques Tourneur), du zombie Williamsburgh (le déprimant The Dead Don’t Die de Jarmusch, film de zombies sinon film d’un zombie), du zombie Cinéfondation (Atlantiques de Mati Diop – promis, on le rattrape après l’apocalypse). Tous zombies, donc : même le mot s’est zombifié, et le thème ringard du Jugement Dernier revient en force, refusant opiniâtrement de crever. C’est bien simple : pour commenter la ligne de cette 72e édition, la cinéphilie mondiale n’a eu qu’à exhumer tweets et statuts Facebook de 2012 sur l’apocalypse maya et le succès grandissant de The Walking Dead. Dans un monde déclinant, tous les recyclages sont permis. C’est le petit côté pratique de l’effondrement.
Pokémon Yakuza
Mais ces films-là sont derrière nous, et nous voilà donc enfin entre vivants. Un soulagement, bien que certaines vieilles gloires ont parfois raison de ne pas se rendre à la mort. Elles ont notamment investi la Quinzaine : avec First Love, Takashi Miike s’entête à fuir la retraite – ce n’est jamais que son 103e film -, et franchit une nouveau palier dans son alliage de comédie et de polar gore. Recyclant un canevas vu mille fois chez lui ou Sion Sono (en gros : Boy Meets Girl au milieu d’une boucherie), Miike crypte définitivement la frontière entre l’épique et le grotesque. Pétri de recherches plastiques plus probantes que précédemment, First Love se rêve évidemment en mosaïque tracée par un fou : du film de yakuzas maîtrisé, on passe à une course-poursuite motorisée digne d’un DTV avec Will Ferrell (« ça devient n’importe quoi ! », hurle face-caméra un zèbre mafieux, souffre-douleur du film), puis à une pétulante séquence d’animation, co-réalisée par… les auteurs de Pokémon, la série. Faut-il en rire, en pleurer ou pousser un cri de yakuza dans la nuit ? Nul ne sait et il y a de quoi devenir, pour une fois, aussi zinzin que Miike.

En haut : First Love de Takeshi Miike (D.R.) : En bas : Bacurau de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles (SBS Distribution)
L’ombre de Carpenter
Toujours entre les murs du théâtre Croisette, un autre vétéran donnait signe de vie. Mais lui s’est poliment retiré il y a longtemps, avant de courir tout risque de zombification. Économe devant l’éternel, John Carpenter est donc venu confirmer son laconisme légendaire à l’occasion d’une masterclass. Laquelle eut surtout valeur de revanche symbolique et un peu gagnée d’avance, pour l’homme dont on sait bien qu’il demeurera ici un auteur immortel, et à domicile « un loser baisé par l’industrie, mais dans des proportions raisonnables ». Sans hasard, la vitalité de son cinéma se révélait concrètement le lendemain, à cinq minutes à pied de la Quinzaine : en compétition, la bande-son de Bacurau piochait dans les Lost Themes de « Big John » Carpenter pour accompagner la fièvre nocturne des cangaçeiros (ces bandits isolés dans l’arrière-pays brésilien). Manière évidente de revendiquer une influence au travail dans les gunfights tranchants de précision. Tout comme dans l’apparition nocturne d’une horde de tueurs, venus éradiquer nos sauvageons magnifiques. La citation met aussi en évidence ce qui manque cruellement à Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles pour vraiment talonner Carpenter : plutôt qu’une émanation absurde façon Assaut ou Fog, les ennemis de Bacurau se signalent par de lourds signaux allégoriques – entre ici, impérialiste américain, et subis la colère des opprimés. Dommage pour la subtilité, mais on se souviendra quand même longtemps de ce carnage nocturne survenu sous les drones et la lune.
Alice et le maire de Nicolas Pariser dépèce la novlangue hilarante d’une gauche embourbée dans ses propres horizons faussement progressistes.
Formalisme International
Situé le troisième jour des hostilités, ce Bacurau annonçait une succession de compétiteurs dialoguant avec un (ou plusieurs) genre(s). La veille, Les Misérables de Ladj Ly avait déjà mis la puce à l’oreille. Mais à l’inverse du « film-coup de poing » de Ly (sorte de Training Day bien incarné mais cultivant une fausse ambiguité autour de ses flics, coupables finalement tout désignés de l’embrasement des cités), Bacurau annonçait aussi que le haut du panier de cette première salve serait placé sous le signe du formalisme. Le Lac aux oies sauvages devait venir le confirmer. Diayo Yinan s’était déjà posé en petit maître du maniérisme chinois avec Black Coal, manifeste néo-noir moulé dans une esthétique très locale (modernité industrielle d’une Mandchourie en mutation). Mais son lac obscur, contrastant avec l’éclat des enseignes à néons, impressionne encore davantage. Parce que Yinan se maintient habilement sur la frontière entre mécanique de thriller classique et rêverie pointilleuse, ne perdant jamais sa raison d’être : filmer l’échappée d’un gangster nerveux et d’une frêle pute, traqués par les rivaux et la police. Sans quoi ses personnages se transformeraient en silhouettes creuses, lâchées dans un cauchemar oriental croulant sous le vernis – un peu à la manière du Refn de Only God Forgives. Lequel Refn offrait en marge de la compétition une nouvelle démonstration fétichiste, Too Old To Die Young. La série [conçue pour Amazon] a l’arrogance d’imposer une cadence anti-télévisuelle au possible (avec force latences entre deux punchlines pas terribles), tout en trouvant une musique qui lui est propre : portrait de Los Angeles en purgatoire pour mâles brutaux, elle dérive vers une Americana gangrénée par les pornographes sadiques, errance d’un hitman taciturne (Miles Teller) soucieux de donner un sens moral à ses pulsions de meurtre.Â
Anaïs, Béatrice et Charlotte
Joliment chichiteuse, cette poignée d’épisodes fut un préambule parfait à une autre démonstration – celle du Gaspar Noé en séance de minuit, Lux Æterna. Faut-il que les midnight movies se soient institutionnalisés pour que le festival invite Noé deux fois en moins de cinq ans dans cette case-là (cf. Love en 2015) ? D’autant que le manège est furtif : 50 minutes. Juste le temps d’installer le décor d’une Nuit américaine revisitée en split-screen, faire improviser une Béatrice Dalle pas plus monstrueuse que sur n’importe quel plateau d’Ardisson, et clouer Charlotte Gainsbourg sur un poteau de torture. Et ce, avant qu’un grand sabbat elliptique ne vienne dévorer l’écran sans produire grand-chose de plus qu’un vague picotement de la cornée (il faut dire qu’il était 1h43 du matin). D’autres Français font de la résistance face à la déferlante formaliste asiatique et anglo-saxonne. C’est notamment le cas de Nicolas Pariser avec Alice et le maire, prolongement de la fascination de l’auteur pour les officines du pouvoir politique. Mais surtout, fable obnubilée par le langage, et puisant sa matière en ce dernier : en poussant Anaïs Demoustier dans les pattes d’un Luchini devenu maire de Lyon, le film dépèce la novlangue hilarante d’une gauche embourbée dans ses propres horizons faussement progressistes. Manière d’amorcer une satire tongue-in-cheek qui finirait par tourner à vide si elle n’ouvrait pas la voie à un récit de rééducation.

En haut : Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg dans Lux Æterna de Gaspar Noé (D.R.) / En bas : Anaïs Demoustier et Nora Hamzawi dans Alice et le maire de Nicolas Pariser (BAC Films).
Chargée d’alimenter la boite à idées du maire, Demoustier lui réapprend une autre langue, celle de la common decency et d’une franchise retrouvée, que les cerveaux enrhumés par la stratégie politicienne ont fini par occulter. Une joute de « récits » et de lexiques, héritière de l’écriture d’Aaron Sorkin – la preuve que The West Wing est soluble dans une mécanique malicieusement rohmerienne.
Voir les hommes atteindre le cosmos, c’est ce qui faisait la beauté terrassante de Tree of Life ; en voir un autre tomber de l’Eden pour affronter toutes les souffrances humaines, voilà ce qui fonde celle d’Une vie cachée, peut-être le plus beau film de Terrence Malick.
Malick sur terre
Mais la grande forme devait vite revenir. Et Terrence Malick, lui aussi, nous promettait par télépathie de revenir, après avoir épuisé la poétique mise en place depuis Tree of Life. Elle avait fini par tanguer dangereusement, ivre d’avoir trop virevolté, d’avoir trop instamment voulu relier le cosmos aux tâtonnements existentiels de minuscules bobos à gueules hollywoodiennes (de ce côté-là , Song to Song atteignait un point de non-retour). La même forme ivre fait son retour dans Une Vie cachée. Mais cette fois, la houle se contient étrangement, comme si le décor – un village sis contre le flanc d’une verte montagne autrichienne – redonnait un centre et une stabilité à la grammaire de Malick. Tout, effectivement, parait ici tenir à merveille, soutenu par la grâce : l’amour du fermier Franz pour sa femme et ses enfants, les chalets où ces derniers grandissent sous le regard divin, et la détermination de Franz à ne rien cautionner du nazisme. Ce tableau initial tient si bien qu’on y voit un évident paradis mangé par les nuages, et même gouverné par eux quand les villageois font s’abattre un orage honteux sur « l’infâme » objecteur de conscience. Une Vie cachée est plus proche, donc, du style lubezkien des derniers films, mais aussi plus en phase avec le romanesque né avec La Balade sauvage. Parce qu’il commence au ciel, le film apparait d’ailleurs presque en négatif des premiers Malick : le paradis, la terre promise sont déjà là . Plus de badlands à s’en aller trouver, mais au contraire une chute depuis les monts de béatitude vers la vallée, la ville ou la prison – les enfers où la communauté hitlérienne du héros voudrait l’aspirer. La mystique chrétienne revient donc s’accoupler à cet étrange panthéisme spinozien, toujours de rigueur chez Malick. À ceci près que les hauteurs autrichiennes dérobent aux États-Unis leur statut de paradis perdu (encore que le droiture individuelle du paysan, seul contre la marche de l’histoire, n’est pas sans convoquer un imaginaire proprement américain).Â
Mais si le chemin de croix de Franz Jägerstätter inspire à Malick son film le plus bouleversant depuis Tree of Life, c’est sans doute moins dû à la part biblique du récit qu’à la possibilité alternative de voir le héros avec des yeux athées, sous le jour d’un simple mortel. Ou d’un martyr dont se déplie la trajectoire inversée (du ciel au purgatoire et non l’inverse, donc), comme pour mieux s’emparer de ce corps tendu vers la justice, et le ramener à une condition d’impuissance et d’absurdité, plus kafkaïenne que christique – autrement dit, lui rendre son humanité. Voir les hommes atteindre le cosmos, c’est ce qui faisait la beauté terrassante de Tree of Life ; en voir un autre tomber de l’Eden pour affronter toutes les souffrances humaines, voilà ce qui fonde celle d’Une vie cachée, peut-être le plus beau film de Terrence Malick, et plus beau film tout court au mitan du festival. C’est peut-être ce que cette calamiteuse invasion zombie cherchait à nous dire : face aux facilités eschatologiques, on devrait toujours préférer les récits d’hommes affairés à vivre – même en martyrs, et même cachés.

Une Vie cachée de Terence Malick (D.R.)